De retour de Bunia
Ce que j’ai observé avant, pendant et après les élections du 28 novembre 2011
Le commencement
Un après-midi de fin septembre 2011. Une amie m’appelle et me demande de faire partie du groupe des observateurs EURAC pour le compte de l’Union Européenne. J’hésite longtemps (je suis toujours un national congolais et non européen). Je finis par lui répondre le 04 octobre après une quatrième relance. Le groupe est composé des ressortissants belges, britanniques, espagnols, français, hollandais, italiens…
En font partie un panel des Congolais d’origine. Je suis conscient que le travail peut s’avérer délicat. Je choisis de voyager incognito. Je ne m’annonce nulle part, tant en Europe que chez des frères et sœurs vivant en RD-Congo. Je me mets à l’abri et je les épargne de filatures, sait-on jamais.
Avant
Contexte politique
Situation générale calme. Ambiance dominée par les candidats de la majorité présidentielle. Agitation et suspicion internes dans l’AMP du fait de la compétition entre candidats de cette famille politique. Sur les 122 candidats du territoire d’Irumu (comprenant la Ville de Bunia), 76 candidats étaient de la majorité sortante.
Pour les présidentielles, cinq candidats étaient connus des populations, à savoir : Kabila, Kamerhe, Tshisekedi, Mbusa Nyamwisi et Kengo.
Le samedi 26 novembre 2011, confronté à la carence d’équipements et des matériels non fournis auprès des observateurs locaux du réseau RENOSEC, j’ai été sollicité pour mettre à disposition les fiches d’observation, de les photocopier et de former, en 3 heures de temps, les 160 partenaires à déployer sur les deux territoires d’Irumu (dont la ville de Bunia) et de Djugu (territoire le plus peuplé du Congo).
Observation pré-électorale
Campagne : candidats, slogans, moyens déployés, programmes, incitations à la violence…
De manière très apparente, il y avait une disproportion des moyens entre le candidat n° 3 (Kabila) et les autres compétiteurs. Sur toutes les places, ses posters et les slogans de sa campagne ont occupé les espaces visibles. D’autres candidats étaient absents. A Bunia, par endroits, on pouvait voir, à peine, une ou deux affiches, de Kamerhe et Nyamwisi. Partout ailleurs, dans la périphérie et dans les villages, seul le candidat Kabila était visible.
Le samedi 26 novembre, dernier jour de la campagne, il n’y a que les militants du PPRD qui ont organisé une manifestation avec un défilé de femmes le long du boulevard central de la Ville de Bunia avec clôture en musique, tambours et danse.
Rôle des médias et accès aux médias
A Bunia, les gens captent les stations de Kinshasa et bien d’autres radios locales. Radio Okapi a joué un rôle déterminant pour donner l’information, en continu, sur les élections, y compris pour transmettre les consignes de la CENI à son personnel (malheureusement, les agents de la CENI ne pouvaient les suivre, car ils n’avaient pas de poste radio dans les bureaux de vote). Pour ce qui est de la télévision, sur les grandes chaînes RTNC (publique) et Digital Congo (chaîne privée), les messages en faveur du candidat Kabila étaient omniprésents (ses meetings dans les Villes du pays, les spectacles et chants en son honneur, les travaux des 5 chantiers etc.).
Sécurité
A Bunia (territoire d’Irumu), tout était calme. Même dans la petite portion du territoire où opèrent les ex-rebelles de l’UPC commandés par un certain Cobra Matata, la MONUSCO a pris des dispositions pour sécuriser les populations et garantir le bon déroulement des opérations de vote.
Degré d’information et de préparation de la population
La sensibilisation de la population a été le parent pauvre pour ces élections présidentielles et législatives de 2011. Ni les ONGs, ni les partis politiques, n’ont pris à cœur de former et de conscientiser les électeurs sur les enjeux et sur le sens du vote. A l’Est du pays, pour les paysans, le vote en faveur de Kabila les préservait du retour à la guerre et aux violences. Pour des populations qui gardent de nombreux traumatismes et séquelles des conflits répétitifs, agir sur cette corde sensible leur parlait directement par rapport à leur vécu. Elles ne pouvaient, par elles-mêmes, sans encadrement adéquat, accéder aux notions de démocratie, d’Etat de droit, ni comprendre l’impact de la qualité des dirigeants élus sur l’amélioration du bien-être des citoyens et sur le développement économique du pays.
Préparation logistique du scrutin
Cet aspect a été très chaotique. Le matériel et les kits électoraux ont été acheminés avec beaucoup de retard, parfois la veille, voire, le jour même du scrutin dans les villages éloignés des centres villes.
Le dimanche 27 novembre 2011, grâce à l’appui des partenaires locaux, membres de réseaux CCRI et RENOSEC, avec mes deux compagnons observateurs espagnols (Alicia et Ramon), nous avons profité d’une jeep pour vérifier le déploiement et la sécurisation des matériels et des kits électoraux dans la périphérie de la ville de Bunia. Ainsi, nous avions pu emprunter la route Bunia-Mahagi-Watsa jusqu’au centre de Nizi-Barrière, à une trentaine de kilomètres, dans le territoire de Djugu.
Dans les entrepôts de Kilo-Moto à Nizi Barrière, la Monusco débarquait encore les kits qu’il fallait acheminer, nuitamment, par motos et jeeps dans les villages pour le vote prévu, le lendemain, à moins de 8 heures.
Au Centre local de compilation des résultats de Nizi-Barrière (territoire de Djugu), le matériel informatique et de télécommunications venait d’être livré avec des cartes Sim pour corriger localement des erreurs apparentes sur des listes électorales à afficher dans les bureaux de vote.
Autres remarques ou observations
Lors de notre visite effectuée le dimanche 27 novembre dans le territoire de Djugu, à 30 Km de Bunia, nous avons pu mesurer l’ampleur des problèmes logistiques rencontrés par les agents de la CENI. Le matériel et divers kits arrivaient en vrac. Il fallait procéder à leur installation. Tout comme il fallait corriger les cartes Sim dans lesquelles il y avait de nombreuses erreurs. De longues files de personnes se bousculaient pour régulariser leur situation et figurer sur les listes de dérogation afin de pouvoir voter …
S’il fallait appliquer les dispositions de la loi électorale stipulant que le matériel devait être installé dans les sites de vote, au plus tard, 48H avant le jour du vote, l’ensemble du processus de vote devait être déclaré nul et, par conséquent, tout le processus électoral en devrait être invalidé.
Pendant les élections
A 5H00 du matin, des électeurs étaient présents en grand nombre pour accomplir leur devoir civique. Entre 06H et 06H25, la plupart des bureaux de vote étaient ouverts. Avant le début du vote, le Président du bureau de vote, les mains chaussées de gants, soulevait les urnes en plastique à l’intention des publics, pour montrer qu’elles étaient vides, avant de les refermer.
Cependant, des gens erraient, ci et là, pour savoir dans quel bureau de vote ils allaient voter. Aucun dispositif d’information n’était mis en place pour gérer la désorientation générale vécue par plusieurs électeurs à cause de la délocalisation et du transfert d’un grand nombre de bureaux de vote à l’intérieur des sites de vote. Par ailleurs, des malades et des personnes âgées fatiguées montrent des signes de fatigue pour cause d’errance entre plusieurs sites de vote afin de trouver leurs noms. A partir de 11H jusque 15H, beaucoup abandonnent et rentrent chez eux, sans voter.
Jusques fin de l’après-midi, des électeurs assiègent le bureau du Président du centre de vote pour obtenir de figurer sur la liste de dérogation et pouvoir enfin voter. Visiblement, le Président du bureau de vote n’a reçu aucune consigne (la CENI diffuse des communiqués pour les électeurs et pour son personnel à la Radio Okapi).
En notre qualité d’observateurs, comme nous suivons des messages diffusés par la CENI à la Radio Okapi qui instruit tous les centres de vote du pays de permettre à tout électeur de voter, nous conseillons au Président du bureau de vote d’être pragmatique, de prendre des feuilles blanches et de dresser des listes de dérogation avec les personnes présentes et de les autoriser à voter dans les bureaux de vote sur la base de ces listes.
Irrégularités observées :
En raison de la présence massive des témoins des partis politiques et de l’exiguïté des salles de classe devenues bureaux de vote, certains isoloirs étaient rapprochés des témoins et étaient, dans bien de cas, à découvert du côté du Président du bureau de vote et des témoins qui pouvaient observer le vote de l’électeur.
Le Président du bureau de vote répétait aux électeurs (en swahili) de voter au dos de la liste des candidats. Il s’agissait d’une consigne pour favoriser une liste des candidats d’un parti politique figurant au dos de la liste.
Excédé par cette attitude, je me suis permis de faire remarquer au Président du bureau qu’il arrête d’influencer le vote des électeurs.
Au centre de vote de l’EP Sukisa, un observateur local m’informe que la Police signale la présence dans une des salles de classe du matériel de vote et de kits électoraux estampillés avec le numéro 3 sur les cartons d’emballage.
Nous aurons la preuve de cette publicité subliminale destinée au personnel du bureau de vote en nous procurant un encrier dans lequel le numéro 3 est bien visible, de manière ostentatoire.
Estimation du taux de participation en fin de journée
En début de journée, dans tous les sites de vote que nous avons visités dans la Ville de Bunia, les Présidents attendaient par bureau de vote environ 600 électeurs. A la clôture des opérations de vote vers 18H, les bureaux de vote ont enregistré entre 300 et 380 électeurs.
Du fait du désordre qui a régné pour retrouver les noms sur les listes résultant de la délocalisation de plusieurs bureaux de vote, ainsi au moins 50 % d’électeurs se sont finalement rétractés et ont regagné leurs domiciles sans voter.
Autres remarques ou observations
Un constat général : une agitation totale régnait dans les enceintes des centres de vote. Au bureau de la CENI, à la Grand Poste de Bunia, pendant toute la journée du 28 novembre se formaient des files de personnes qui, pour plusieurs raisons, étaient, soit en déplacement, soit qu’elles avaient perdu leurs cartes d’électeurs et cherchaient à figurer sur les listes de dérogation afin de pouvoir voter.
Dans les centres et bureaux de vote, aucun dispositif ne prévoyait d’informer ou d’orienter les gens qui étaient en difficulté. Certains candidats députés (au moins deux bien visiblement excédés et très irrités), de la majorité présidentielle même, voyageaient sur différents sites sans identifier les bureaux dans lesquels ils devaient voter !
En revanche, à l’intérieur, tout était calme. Dans les bureaux, le vote se déroulait normalement. Juste quelques cas d’énervements à signaler entre les Présidents des bureaux de vote et les témoins des partis politiques, en surnombre, qui ne voulaient pas respecter la consigne d’une rotation entre les groupes de témoins.
Pour cause, dans la pratique, les témoins ne pouvaient pas tous prendre place sur les sièges réservés dans les salles de classe (10 ou 15 places alors que 450 partis participaient à la joute électorale).
Observation post-électorale
Dépouillement
Le personnel commis à la tâche dans les bureaux de vote (Président du bureau, assesseurs, secrétaires etc.) n’avait pas été formé par la CENI. Au bureau de l’EP Sukisa, après le dépouillement (étalé de 21H jusques minuit trente) des résultats des élections présidentielles, la rédaction du PV pour ce premier round a pris deux heures de temps !
Par la suite, le dépouillement des résultats des législatives fut un véritable casse-tête. Vu le nombre de candidats, il n’y avait pas assez de places dans le bureau de vote pour ranger (classer) les listes par candidat voté. Avec la fatigue, certains Présidents de bureau de vote se sont endormis sur les bancs laissant les témoins poursuivre le comptage des voix. Dans un des bureaux de vote de l’EP Sukisa, comme les résultats étaient mélangés avec de nombreuses erreurs humaines, on a dû refaire le comptage des voix pour les législatives le mardi 29 novembre 2011, de 12H à 17H.
Communication des résultats
Sur chaque site de vote, les résultats de bureaux de vote étaient affichés et pouvaient être consultés. Nous avons ainsi pu collectionner les résultats affichés sur le site de l’EP Nyakasanza (site 16639) et sur celui de l’ISP-Bunia, Cabane de SHARI / IDAP (site 16641).
Compilation (pour les observateurs qui ont suivi la compilation)
Le mercredi 30 novembre 2011, nous nous sommes présentés au centre local de compilation des résultats basé à la Grand Poste de Bunia. Vers 13H, le Commissaire de District a procédé à l’inauguration officielle des opérations de compilation. Au passage, dans son allocution, il a remercié la délégation de l’Eurac d’avoir marqué sa présence ce processus de vote.
En réalité, nous avons assisté à la mise en place du bureau, à la connexion des équipements et du matériel de transmission. Les sacs contenant les bulletins de vote et les procès-verbaux de dépouillement arrivaient et étaient jetés sur le sol, sans rangement, faisant transformer les locaux en véritables décharges pour stocker et détruire les ordures. Les agents de la CENI étaient groupés en 5 catégories chargées respectivement de : (a) centralisation, (b) collationnement, (c) dépouillement, (d) compilation I et II, avec 3 ordinateurs, et (e) apurement – archivage.
Nous ne pouvions aller plus loin dans l’observation de la compilation, car nous devions repartir pour Kinshasa le jeudi 1er décembre au matin, à 09H. En posant les pieds à Kinshasa à 17H, nous devions aussitôt être embarqués dans le premier vol SN Brussels Airlines du soir (23H) conformément à l’ordre d’évacuation reçu par tout le groupe dès le mercredi 30 novembre en fin de journée.
Cependant, face à la vérité des faits, s’agissant de la compilation, avec quelques collègues, nous avions exprimé une certitude : il sera impossible de compiler tous les résultats et de les publier le 06 décembre 2011. D’autant que dans certaines localités du territoire de Djugu (fort isolées et difficilement accessibles), on votait encore le jeudi 1er décembre 2012 !
Conclusions de l’observation
La première irrégularité à signaler porte sur le déploiement du matériel et des kits électoraux qui a été chaotique sur l’ensemble du pays. L’équipement de certains bureaux de vote s’est fait la veille (27 novembre) ou encore le jour même des élections (28 novembre). Il en va de même des listes électorales affichées dans plusieurs sites de vote la veille des élections. Si l’on peut comprendre qu’il y ait des difficultés réelles pour accéder à certains coins à l’intérieur du pays, les retards observés dans la Ville de Kinshasa, à certains endroits, n’ont aucune justification.
Quelles sont les défaillances à pointer? dans le chef de qui ?
Au lieu de s’attarder sur les effets et les conséquences observables en aval, il sied de remonter à la source, au point de départ : l’installation de la CENI est intervenue en mars 2011. Dès lors tout s’est déroulé dans la précipitation, sur base du syndrome calendaire selon lequel, il fallait coûte que coûte et, vaille que vaille, organiser les élections à la date du 28 novembre 2011. Tout ce qui s’ensuit découle de cette obstination. En pièces jointes, des photos d’une liste électorale pour la circonscription du territoire de Djugu (Ituri). Au recto, figurent des candidats du territoire de Gemena (Equateur). Au verso, la suite des candidats pour le territoire de Djugu. Et même, à ce niveau, les numéros des candidats ne correspondent pas avec ceux publiés officiellement. Le candidat 137 a vu ainsi ses électeurs voter pour un autre candidat puisqu’il s’est retrouvé au n° 141 sur la liste.
Quelles sont les recommandations que vous formuleriez ?
D’aucuns ont estimé que les dés sont jetés et qu’on ne peut plus reculer, en fondant l’espoir que les prochaines consultations électorales pourront se dérouler dans les meilleures conditions. Si tel était le cas, par rapport à 2006, on aurait pu noter une évolution positive du processus en 2011. Ce qui manifestement n’est pas le cas. En termes d’organisation, il faut noter une forte régression.
Plus fondamentalement, je suis d’avis qu’il faut alors, cette fois-ci, ne pas arrêter la machine et poursuivre le processus jusqu’à l’organisation des élections communales et locales afin de parachever l’édifice institutionnel basé sur le processus électoral. S’il y a une pression à maintenir, c’est de veiller à l’achèvement du processus électoral prévu jusqu’en 2013.
Par la suite, au lieu d’attendre d’arriver à 2015 pour se lancer dans une nouvelle course de 100 m, le gouvernement et le parlement devront, dans chaque exercice budgétaire (déjà pour l’exercice 2012-2013), voter un budget pluriannuel en prévision des élections de l’an 2016.
Je pense aussi qu’il est de la responsabilité des institutions d’appui à la démocratie et de divers partenaires, d’aider le gouvernement congolais à mieux exercer son rôle de régulateur de la vie politique nationale. Il n’est pas pensable, au nom de la liberté d’association, de permettre à 450 partis politiques de fonctionner, au risque de semer la confusion et le désordre.
Dans cet ordre d’idées, on peut d’ailleurs remarquer que ce sont les candidats des listes des partis de la majorité présidentielle qui ont gonflé inutilement les listes des candidats aux élections législatives, pour des raisons purement et bassement lucratives. Beaucoup espéraient empocher l’argent qui serait débloqué par la machine PPRD et ne même pas battre campagne.
En outre, les récriminations et les réclamations le jour du vote provenaient plus des candidats de la majorité que de l’opposition. Tous se soupçonnaient les uns les autres de vouloir tricher afin de mieux se classer et gagner les places utiles par rapport au nombre de députés par circonscription.
Ce type de comportement qui avait déjà cours dans l’assemblée nationale où les députés de la majorité devaient percevoir de l’argent avant de voter a introduit une perversion dans le système qu’il importe d’éradiquer.
Mes réflexions personnelles
Ma préoccupation personnelle a toujours été d’éviter d’hurler avec les loups. Je considère ainsi qu’à partir du moment où le 15 janvier 2011, le parlement avait voté la modification de la constitution par un vote présidentiel à un tour, le vers était dans le fruit. Pour reprendre la métaphore, « le camion roulait droit dans le mur ».
L’opposition congolaise pouvait-elle se regrouper autour d’une candidature unique et contrer la manœuvre ? Des officines et des analystes du Congo peuvent répondre que cela ne pouvait pas se produire, connaissant les rivalités, les appétits des uns et des autres et surtout le manque de clairvoyance des acteurs politiques congolais, de tous temps.
Finalement, mon intérêt personnel a été d’être un témoin oculaire de ce moment historique que vit notre pays. Dans le cadre des préparatifs de la mission d’observation des élections en RD-Congo, j’ai assisté en Belgique à une conférence tenue le 18 novembre, au Parlement belge, à laquelle étaient conviés le 1er Vice-Président de la CENI, le Prof Jacques Djoli, une représentante de l’opposition, la députée Elysée Dimandja et un représentant de la société civile, M. Gérard Bisambu, Secrétaire Général d’AETA (Association pour des Elections Transparentes et Apaisées).
Le 23 novembre 2011, à Kinshasa, nous avions eu des échanges, sans langue de bois, avec l’Ambassadeur de Belgique à Kinshasa.
Les organisateurs au niveau du Congo et les représentants des bailleurs de fonds (alias la communauté internationale) fondaient leurs analyses sur des indicateurs pré-électoraux sécurisants ci-après :
- Pas d’alerte dans les ambassades
- Déploiement de la police et même formation de la LENI (légion nationale d’intervention) initiée à l’utilisation des armes non létales ;
- Cantonnement des forces armées non impliquées dans le processus électoral ;
- Contention des groupes rebelles à l’Est ;
- Accalmie relative de la population dans tout le pays, malgré les tensions bien observables au sein de la population de la Ville de Kinshasa.
Je m’étais permis, par moments, de signaler à ces différents interlocuteurs qu’il fallait intégrer dans leurs schémas les facteurs suivants qu’ils avaient ignorés jusque-là :
- La non sensibilisation des populations aux enjeux du processus électoral ;
- Le comportement ou réactions imprévisibles des populations lors des publications des résultats ;
- L’influence de la diaspora congolaise dans le débat et dans l’opinion sur les résultats.
Trois semaines après ces échanges, je ne peux que constater (modestement et avec regret, sans jubilation) que toutes mes remarques étaient prémonitoires et se réalisent, à l’heure actuelle. Même à l’étranger, des voix discordantes se font entendre sur la crédibilité des élections. Pour me limiter à la Belgique, au Nord (la partie flamande), des voix s’élèvent, notamment à la télévision, pour dénoncer les irrégularités et des dysfonctionnements du processus électoral, images à l’appui. Pendant ce temps, du côté francophone, il est de coutume désormais de trouver des parrains pour tel ou tel homme politique congolais, en fonction des couleurs ou des partis politiques francophones belges.
À mon humble avis, compte tenu des enjeux du moment, il importe d’écarter des lunettes partisanes ou idéologiques pour scruter la situation du Congo au jour d’aujourd’hui. Maintenir les catégories traditionnelles d’analyse de la réalité congolaise est une fausse route, avec des considérations telles que, par exemple : les populations tiraillées par la faim, sans force et minées par la pauvreté ne peuvent protester et envahir les rues pendant de longs jours face aux forces de répression, ou encore, la diaspora congolaise est formée d’opportunistes, d’éternels opposants pour justifier leur présence à l’étranger et ceteri, et cetera.
Un nouveau phénomène sociologique, une nouvelle dynamique sociale, une nouvelle conscience politique prennent place auprès des masses congolaises, de par le monde. Des décennies d’épreuves ont fini par allumer chez les Congolais une conscience d’appartenance et d’identification à une mère patrie, à un socle commun, bien au-delà des particularismes, de régionalismes et de tribalismes.
Une bonne grille de lecture intellectuelle, critique et dialectique, peut nous permettre de saisir, en instantané, et de comprendre les vacillements de cette nouvelle naissance ou de la renaissance de ce patriotisme congolais. Ce mouvement latent voguera au gré des vagues, à la recherche des points de cristallisation, autour des personnes (en 2006 autour de Bemba et en 2011 autour de Tshisekedi), de courants de pensée (Bundu dia Kongo), de revendications (diaspora congolaise), etc.
Certes, tous les points importants ne peuvent être abordés dans ce rapport, tels que la valence intrinsèque de chaque candidat … C’est un fait dramatique qu’il n’y ait eu aucun débat de fond entre candidats, ni aucune explication sur la vision de la société promise par les divers protagonistes. C’est à se demander pour quel but ou à quoi servent finalement les élections au Congo ? À en juger par la légèreté et l’indigence des programmes ou messages véhiculés lors de la campagne électorale.
Sur la possibilité des tricheries, sans les exclure, il faut être honnête pour dire que les observateurs internationaux ne pouvaient être déployés que dans les principales agglomérations (les villes), sans possibilité d’aller vers le Congo profond, à l’intérieur du pays, dans les villages. Malgré tout, il faut faire remarquer la vigilance des populations qui communiquent et qui s’échangent des informations par Gsm sur tout le territoire et, à l’étranger, à la vitesse de la lumière.
De plus, la Police est impayée depuis près de 12 mois (du reste, en période électorale, les enseignants étaient en grève). Comme la police était chargée de sécuriser les urnes, souvent ce sont les policiers qui signalaient pas Sms toute manœuvre suspecte aux populations qui débarquaient dans les minutes suivantes et surprenaient les éventuels faussaires ou tricheurs.
Sur ce point, je voudrais reprendre ici la phrase du Prof Djoli, 1er Vice-Président de la CENI, lors de la conférence tenue le 18 novembre à Bruxelles : « Là où les observateurs internationaux peuvent être utiles, c’est dans les villages et non dans les villes. Car, comme vous le savez, nos villages et diverses contrées éloignées, sont de véritables trous noirs dans lesquels, à la faveur de l’obscurité totale qui y règne, tout peut arriver, des bourrages des urnes jusqu’à la rédaction de faux procès-verbaux de vote ».
Enfin, comment les gens ont-ils voté à l’Est du pays ? De l’avis des observateurs de notre groupe (Eurac), les Congolais de l’Est ont voté trois candidats : Kabila, Kamerhe et Tshisekedi. C’est le choix des électeurs. Nous devons respecter leurs choix.
La tendance dans les agglomérations allait en faveur de Joseph Kabila. Dans les villages, Tshisekedi avait la préférence. Dans le Nord-Kivu, Mbusa Nyamwisi a glané des voix dans son fief. Et dans le Sud-Kivu, Kamerhe coiffait les deux grands challengers. La seule certitude statistique à observer, c’est que contrairement à 2006, le Chef de l’Etat a perdu le monopole des voix dans les Provinces de l’Est, qu’il a partagées avec deux challengers (Kamerhe et Tshisekedi).
Maintenant que la CENI a publié les résultats des compilations donnant au Chef de l’Etat 49 % des suffrages et à Tshisekedi 32 %, ceux qui en ont la possibilité ont le loisir de confronter les résultats officiels publiés par la CENI avec ceux affichés le jour du dépouillement des résultats (qui le pourrait ? car, même avec ses 30.000 observateurs, l’Eglise catholique n’a couvert que 23% du territoire national). En cas de contestation, la voie est ouverte à 63.865 contentieux qu’il est impossible à la Cour suprême d’instruire (la Ceni a créé 11.611 sites de vote, 16.948 centres de vote et 63.865 bureaux de vote).
Sur le plan scientifique, je m’interroge personnellement sur la possibilité statistique pour 1 candidat sur 11, au premier tour, de pouvoir rafler la mise jusqu’à 49 % des suffrages ? D’autant que personne ne peut affirmer qu’il y a eu un raz-de-marée électoral pour un candidat dans tout le pays. Ainsi donc, en toute vraisemblance, les résultats publiés par la CENI correspondraient plutôt aux résultats d’un vote pour un deuxième tour. C’est encore-là une des magies dont seul le Congo a la clé d’interprétation et de connaissance.
Avant de terminer, reconnaissons que le Congo va mal aujourd’hui et que l’avenir est incertain. Certes, Kinshasa n’est pas tout le Congo. Autant la capitale est en ébullition, autant la tranquillité peut s’observer dans plusieurs coins du pays. Néanmoins, en tant que mégapole, la capitale développe une sous-culture spécifique dont l’impact peut avoir un effet d’entraînement sur tout le pays. Même pour l’intérieur du pays, de vraies inquiétudes demeurent pour l’avenir : que signifie le vote pour des populations analphabètes, à plus de 90%, dans les Provinces ?
En conclusion : les gens étaient néanmoins contents du rendez-vous et de l’habitude prise, tous les 5 ans, de se confronter aux urnes pour le verdict. Les prochaines fois seront meilleures, espèrent-ils. Toutefois, il n’y a jamais de réalité spontanée. Tout est un construit social, économique et politique, sur base des rapports de force. C’est à l’élaboration de cet édifice que chacun de nous doit mettre la main à la pâte.
Fait à Bruxelles, le 14 décembre 2011
Prof Arthur YENGA Maombe Neko
+32-478/361818
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