Par Thierry Nlandu,
Professeur à la Faculté des Lettres
Université de Kinshasa
Publié le mercredi 28 mai 2014
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Des élections au suffrage universel indirect !
Que s’est-il passé pour introduire cette innovation au niveau local ? Peut-on déjà anticiper la suite : des conseillers communaux qui élisent des bourgmestres ; les mêmes conseillers élisent des députés provinciaux ; ceux-ci, à leurs tours élisent des Sénateurs et des Gouverneurs. Qui ne voient pas venir la grande manœuvre pour 2016 ? Les Sénateurs ne finiront-ils pas par élire le Président de la République après une énième révision de la Constitution, le tissage d’une nouvelle loi adaptée aux élections de la consolidation de la dictature sans négliger le raffinement de la machine de la corruption aux diverses étapes électorales dans ce pays où désormais tout se vend et s’achète?
Mais, au-delà de toutes ces manœuvres que se passe-t-il réellement qui justifie le comportement du régime et de ses animateurs ? Dans la perspective de la démocratie à la base et de la bonne gouvernance locale, les députés provinciaux étant des dirigeants de proximité, ne doivent-ils pas être connus et élus par les citoyens et les citoyennes qu’ils représentent et avec lesquels ils doivent rester en contact ? Les élire au suffrage universel indirect ne risque-t-il pas de les couper de leur base naturelle, d’agrandir le fossé entre les gouvernants et les gouvernés au niveau local, de réduire la redevabilité des élus locaux à la base et de porter atteinte à la démocratie participative?
Hier, en 2006, les mêmes dirigeants ont voulu la jouer dans la transparence. La théâtralité de la transparence a été bien orchestrée par la CEI de l’époque jusqu’au couac de la contestation des résultats proclamés à bord d’un char de combat de la Monuc. Etrange, non pour des élections qu’observateurs étrangers et nationaux avaient décrétées transparentes et crédibles ? N’a-t-il pas fallu recourir à l’artillerie lourde pour imposer les résultats des élections remportées démocratiquement ?
En 2011, le régime militaire a, certes, senti le danger de laisser ce peuple aller voter en toute liberté. Le risque était trop grand après l’expérience de 2006. N’est-ce pas ce qui explique toute l’artillerie de la tricherie qui a été mise en place pour s’assurer la victoire ? Mais, encore une fois, le régime est allé au-delà du tolérable. Tous les partenaires ne peuvent pas accompagner la fraude de cette hauteur. Le scandale est si grand que tous, étrangers comme nationaux, tentent maladroitement de se dissocier de ce qui est arrivé lors de ces élections. C’est alors que notre peuple impuissant découvre la belle métaphore associée aux résultats non crédibles des élections : « des élections aux graves irrégularités qui ne contredisent pas le résultat final » ! C’est beau n’est-ce pas ! C’est sûrement un littéraire comme moi qui a trouvé cette formule !
En 2015 et 2016, la question majeure reste celle de savoir s’il serait intelligent de laisser encore ce peuple voter? Ne faut-il pas carrément lui arracher ce droit de vote en utilisant des mécanismes que le Parlement pourra avaliser? Comment, dans ce contexte et avec cet objectif, ne pas recourir à des élections au suffrage universel indirect? Mais il ne faut pas faire dans la précipitation. N’est-ce pas pour cela qu’il faut faire croire au souverain primaire qu’il reste souverain. N’est-ce pas lui qui, à la base, fera le premier choix de tous ceux qui, demain voteront à sa place, à coup de corruption comme ce fut le cas dans un proche passé avec les Gouverneurs et autres Sénateurs ?
Il paraît que le peuple ne comprend pas tout ceci ! Rien n’est sûr avec ce peuple imprévisible. C’est pour cela qu’il faut justement le surprendre en le caressant par les poils du dos. La technique de la souris qui bouffe l’orteil quoi ! La nouvelle loi électorale, innovante à souhait, suffira-t-elle pour faire un clin d’œil manipulateur à l’électorat le plus important en nombre de ce pays, entendez les femmes ? Comment vont-elles accueillir une loi électorale qui leur accorde 30% sur les 50% que leur reconnaissent la Constitution et la loi organisant le cycle électoral commencé en 2011 ? Bref, vont-elles mordre à l’hameçon ?
Toutes ces questions bouillonnent en moi et surtout restent sans réponses apaisantes. Mécaniquement, ma main clique mes doigts. Le barman se présente. Je commande une deuxième bière. Etrange, tout autour de moi, est silence. Les autres clients sont comme tétanisés par mon discours. Visiblement, ils ne quittent pas mes lèvres. Mais je ne leur adresse pas la parole. C’est à moi-même que je parle. Suis-je en train de parler à haute voix ? Surprenant, c’est comme si j’animais une conférence avec le jeune artiste haut perché comme facilitateur.
Une gorgée de ma bière préférée et me voici reparti dans mon subconscient. Des élections urbaines, municipales et locales en février 2015. Paf ! Mais que cherchent nos dirigeants ? Il paraît que, par ces élections, ils entendent rapprocher les gouvernés des gouvernants ! N’est-ce pas une belle métaphore semblable aux nombreuses affiches auxquelles nous avons eu droit sur la transformation future de nos villes ? Te souviens-tu encore des nombreux posters aux dimensions pays sur Kinshasa, Kananga, Kikwit, Bukavu et autres villes qui jusqu’à ce jour attendent vainement de voir les TGV et autres métros promis !
Non mais, des élections locales dans 9 mois ? Je veux bien y croire. Mais essayons ensemble de voir objectivement quelles sont les exigences de la CENI dans sa propre feuille de route. Il s’agit entre autre:
• De la disponibilité des moyens financiers suffisants ;
• De la finalisation du processus de la décentralisation ;
• De la cartographie claire et précise des entités territoriales notamment en résolvant le problème de quelques 811 groupements des faits ;
• Du recensement administratif de la population
• Du recrutement, de la formation et du déploiement des magistrats et auxiliaires de la justice électorale sur l’ensemble de la République.
Il faut noter que la réalisation de plusieurs opérations prévues est conditionnée par la réponse que d’autres acteurs (Parlement et Gouvernement) doivent apporter à des multiples exigences de la CENI. Et si à ces exigences, j’ajoute la complexité de ces élections qui s’annoncent onéreuses à cause de l’accroissement des nombres de circonscriptions électorales (7 265), l’inexpérience de la CENI et des autres acteurs en la matière et l’impréparation des électeurs, acteurs principaux de ces élections, l’organisation précipitée des élections municipales, urbaines et locales en 2015 n’est-elle pas opportuniste et par conséquent dangereuse pour notre jeune démocratie ?
Par ailleurs, les élections municipales, urbaines et locales constituent-elles un arriéré électoral par rapport au processus électoral en cours ? Je sais que les élections provinciales, sénatoriales et celles des gouverneurs constituent un arriéré du processus de 2011. Il est donc indispensable de les organiser en 2015 pour mettre fin au dysfonctionnement des institutions politiques nationale (Sénat) et provinciales (Assemblées provinciales, Gouvernements provinciaux). Mais comment expliquer ce souci brusque d’organiser, dans la précipitation, les élections urbaines, municipales et locales qui sont censées rapprocher les gouvernants et les gouvernés au niveau local et promouvoir ainsi la démocratie participative?
Bien plus, si l’on entre dans les détails organisationnels de ces élections locales, que d’inquiétudes troublantes et angoissantes concernant les différentes tâches à exécuter par la CENI dans les 9 mois qui restent avant l’organisation effective des élections ?
En effet, n’est-ce pas cette institution qui est chargée de fiabiliser le fichier électoral et de stabiliser les cartographies opérationnelles ? Comment va-t-elle réaliser ces deux opérations dans le temps record qu’il lui reste ? A ce jour, après 6 mois depuis le début de cette opération, seul un test de fiabilisation du fichier électoral a pu se dérouler dans le Bandundu et dans deux territoires de la province de l’Equateur. Il semble que rien ne soit réalisé sur les cartographies opérationnelles. Nous avons 11 provinces à couvrir avant ces élections ! Par quel miracle allons-nous réussir ces opérations ? Bien plus, la feuille de route de la CENI projette une administration électorale dans 26 provinces fictives. Je ne sais pas si c’est pour rire, mais à quel moment cette administration sera-t-elle en place si on se réfère à l’effectivité du processus de décentralisation ?
Mieux : alors que toutes les parties prenantes aux élections réclament la création d’un consensus national autour du fichier électoral, pourquoi continue-t-on à louvoyer chaque fois qu’il s’agit de répondre à des préoccupations majeures comme :
• L’association dès le départ du processus électoral de tous les partenaires à l’opération d’audit interne et externe du fichier électoral ?
• Le règlement de l’épineuse présence des militaires, des policiers, des enfants et des étrangers inscrits dans le fichier électoral ? Personnellement, je ne suis pas un spécialiste des questions électorales, mais je ne vois pas comment on peut résoudre les questions concernant les fraudes dans le serveur central et au centre national de traitement et le logement du back up de ce serveur à l’étranger si l’on s’entête à mener les opérations électorales sans les autres partenaires. Ici, je ne parle pas de ces partenaires thuriféraires que l’on associe devant les camera de la télévision pour faire voir au néophyte et au monde extérieur que les principes de transparence sont bel et bien respectés. Nous devons cesser de nous mentir à nous-mêmes ! N’est-il pas évident aujourd’hui que tel que mené le processus actuel de fiabilisation du fichier électoral ne résoudra pas les problèmes mentionnés ci-dessus ?
• Pourquoi continue-t-on à tourner en rond lorsqu’il s’agit d’auditer le Centre National de Traitement (CNT) de la CENI, le Serveur Central, le Serveur de Sauvegarde ou « Back up » ainsi que les logiciels de détection des doublons et celui de gestion des bureaux de vote ?
• Quelle est la nécessité de l’émiettement de la loi électorale en plusieurs lois spécifiques ? En effet, quid de la loi 06/006 du 09 mars 2006 portant organisation des élections présidentielles, législatives, provinciales, urbaines, municipales et locales ? Cette loi telle que modifiée par la Loi 11/003 du 25 juin, n’organise-t-elle pas les élections à tous les niveaux ? Néophyte en matière constitutionnelle, je ne voudrais pas m’engager dans ce débat de peur de faire étalage de l’arrogance de mon ignorance comme c’est souvent le cas dans beaucoup de nos débats télévisés sur la révision constitutionnelle. Mais, en définitive, ce que j’aimerais savoir, c’est tout simplement si la révision de cette loi est opportune ?
• La question de l’élaboration des annexes relatives à la répartition des sièges dépend, forcément des résultats des opérations de fiabilisation du fichier électoral et de la stabilisation de la cartographie électorale. Qui nous rassure que ces résultats seront connus d’ici juillet 2014 pour rester dans les dates ?
• Enfin, comment s’organise-t-on, dans les 9 mois qui restent, pour gérer :
v.- Les 7265 circonscriptions électorales des prochaines élections ?
v.- Les contentieux dans 811 groupements de fait alors que depuis plusieurs années, le gouvernement s’est montré incapable de les résoudre ?
v.- La question de l’acquisition par la CENI de la liste officielle et la délimitation des groupements au plus tard en février 2014 et des ETD nouvellement créées au plus tard en mars 2014 ? Suivez mon regard sur le calendrier. Nous sommes fin Mai 2014 !
v.- L’installation des tribunaux administratifs et de paix sur toute l’étendue du territoire national. Peut-on m’expliquer comment tout ceci n’affecterait-il pas le calendrier électoral ?
Je me gratte les cheveux, du moins ce qu’il en reste encore. Je ne dois plus en avoir beaucoup, moi à qui, au fils des années, la misère de tous les miens arrachent quelques cheveux sur un crane qui se désertifie progressivement. Je n’arrive pas à comprendre comment nos dirigeants actuels refusent de reconnaître qu’il est impossible d’organiser les élections urbaines, municipales et locales avant 2016.Qui, à l’intérieur comme à l’extérieur de ce pays pourront les contraindre à accepter cette réalité et à se limiter à l’organisation des élections provinciales, sénatoriales et des Gouverneurs ? N’est-il pas juste question de bon sens ou mieux de volonté politique. Mon Dieu, sacrilège. N’ai-je pas prononcé le mot de trop pour les acteurs politiques congolais. Est-ce que je ne fais pas allusion à une denrée rare au Congo ?
Soudain, sans le vouloir, mes mains de crétin se tendent vers le Ciel. De mes entrailles retentit un « Mon Dieu si nos politiciens avaient reçu une seule petite goutte de « volonté politique » durant leur éducation, ils réaliseraient combien suicidaire serait l’organisation des élections urbaines, municipales et locales avant 2016 ». En effet, comment peut-on penser organiser ces élections sans apporter des réponses appropriées aux nombreuses questions pertinentes que suscitent les opérations liées à l’organisation ?
Qui se soucient des nombreux conflits au niveau des administrations des groupements.
Ne faudra-t-il pas, au préalable, régler cette question avant les élections locales afin d’éviter des crises opposant des communautés à la base et qui risqueraient d’embraser le pays ? Certaines de nos communautés ne sont-elles pas déjà fragilisées par des conflits de toutes sortes (fonciers, interethniques, coutumiers, ressources naturelles, etc.) ? A moins que disons-le avec courage, à moins que nos dirigeants actuels soient engagés dans ce processus qui depuis longtemps s’acharne à vouloir coute que coute balkaniser notre pays. Cherchent-ils à offrir ce prétexte manquant pour la justification de cette opération de balkanisation.
En effet, là où les sécessions, les rébellions, les divisions linguistiques sans fondement ethniques ni géographique et les minorités autoproclamées n’ont pas pu servir comme argument marteau pour dépecer le pays, nos dirigeants actuels seraient-ils en train de faire le lit de cette odieuse opération en plongeant le pays dans le chaos qui se lit à travers l’organisation voulue désastreuse des élections à la base ?
Qui accordent une attention particulière à la problématique du recensement et du découpage territorial. Se rend-t-on effectivement compte de leur incidence sur le processus électoral ? L’opération de recensement administratif étant lancée, ne serait-il pas indiqué d’attendre les résultats de cette opération pour avoir des élections locales de qualité basées sur des données démographiques fiables ?
Que perdons-nous pour attendre ?
Quid du respect du cycle électoral actuel qui s’est arrêté aux provinciales et sénatoriales. N’est-ce pas ainsi que l’on pourrait consolider la présente démocratie en complétant ce cycle avec les élections provinciales, sénatoriales et des gouverneurs ? Les arriérés électoraux de 2011 (élections provinciales et sénatoriales, des Gouverneurs et Vice-gouverneurs) nécessitent d’être épuisés de manière cohérente pour renforcer le leadership local et la légalité de certaines institutions démocratiques déjà existant. Ne risquons-nous pas d’être bloqués si on renverse le processus commencé en 2011 en organisant les élections urbaines, municipales et locales avant 2016 ?
En effet, mises en détail dans le temps, les opérations électorales ne dépasseront-elles pas le délai butoir de décembre 2016 pour l’organisation des élections présidentielles et législatives ? Et puis, organiser des élections municipales, urbaines et locales sans expériences et sans administration électorale efficace en février 2015 ne serait-il pas de l’opportunisme électoral ?
Qui fait sérieusement attention à la question budgétaire. Le report après 2016 des élections urbaines, municipales et locales ne permet-il pas d’avoir un budget conséquent. L’actuel budget est-il en mesure d’assurer des élections locales correctement organisées sur le plan technique et pratique ?
Comment se débarrasser du démon de la prostitution de la constitution et de la multiplication des lois organisant les élections du cycle en cours. Le processus électoral du 28 novembre 2011 ne doit-il pas se poursuivre en tenant compte de la loi électorale actuelle ? Est-ce recommandé de changer les règles du jeu au cours d’une même mandature ?
Que gagne-t-on à éviter sans cesse le règlement des questions de la nationalité et des déplacés de guerres. Doit-on continuer à ignorer l’impact de ces deux questions sur la décentralisation, le recensement et les élections locales dans le contexte de notre pays ?
Enfin, comment restaurer la confiance entre la population et les politiques. Ne faut-il pas, ne fut-ce que pour une seule fois, tenir compte de l’opinion nationale et restaurer la confiance population-CENI et processus électoral pour éviter la non-participation de la population aux élections locales ?
En définitive, je me demande si, dans sa démarche, la CENI ne serait pas en train d’entraîner les autres partenaires dans un processus qui conduira à l’impasse. C’est comme si l’objectif serait le moment venu de faire ensemble le constat de l’impossibilité d’organiser ces élections « à bonne date ». Cette petite incise apparemment innocente est annonciatrice du report futur des élections présidentielles pour des raisons techniques que tous constateraient après février 2015. Cette situation mettrait le Président de la République dans la situation des Sénateurs et autres gouverneurs qui se sont attribués un deuxième mandat grâce à une interprétation spécieuse de la Constitution. Ainsi le Président de la République prolongerait son mandat sans devoir réviser la constitution.
Objectivement, il est évident qu’il est impossible d’organiser les élections locales « à bonne date » pour utiliser une expression chère à la CENI. Dès lors, il apparait clairement que, pour se dédouaner, la CENI tiendra pour responsables de l’échec les autres parties prenantes (Parlement, gouvernement, partenaires techniques et financiers, partis et regroupements politiques, société civile). Le moment venu, elle les accusera de n’avoir pas pu réaliser les opérations de la feuille de route relevant de leur responsabilité.
En définitive, ce jeu de cache-cache ne va-t-il pas droit au mur ?
J’avoue n’avoir pas de réponse pour cette dernière question comme du reste pour toutes celles qui précèdent.
(…)
Le courant chez nous, c’est comme les élections. On ne sait pas quand elles auront lieu mais elles finissent par avoir lieu. C’est comme dans la fameuse chanson des crétins catholiques « Tomilengele malamu, zambi to yebi mokolo te eh toyebi mpe ngonga te eh » ! « Préparons-nous bien, car nous ne connaissons ni le jour ni le moment » !
Je vous remercie.
Par Thierry Nlandu,
Professeur à la Faculté des Lettres/
Université de Kinshasa,
Consultant en développement organisationnel)
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